mercredi

Gustav Leonhardt est mort


Ce concert il y a quelques années aux Blancs-Manteaux...

Il est sorti du déambulatoire, d’outre-Bach, semblait glisser sur coussins d’air, assez irréel* avec ses cheveux blancs et ses mitaines noires. Il nous emmenait très loin sur un clavecin d’une gravité somptueuse, chatoyante, un velours, vers JSB mais aussi ces petits maîtres du XVIIIème exhumés des poussières, au grand dam parfois des critiques les jugeant trop légers pour l’interprète. Puis on se tordait le cou pour voir sa tête s’encadrer dans la lucarne de l’orgue et imperturbable, saluer l’assemblée après le remplissage de la nef de volutes, de sons devenus masses, d’harmonies cristallisées dans l’espace et nos cerveaux. Et le cérémonial se poursuivait, désincarné et vibrant, toute en intériorité, tout en communion.

*en cela, il me rappelait Couve de Murville entraperçu trente ans plus tôt !

lundi

Le roman de l'Europe

Le roman de l'Europe. Mythes et anachronismes. Intervenants : R. Frank, E. François, A-M Thiesse, N. Offenstadt . Les Rendez-vous de l’Histoire, Blois, le 12/10/2008

Ecrire le roman de l’Europe, vaste programme.

Créer un imaginaire collectif, une Europe émotionnelle qui fait tant défaut à cette construction froide, toujours édictée des hautes sphères vers le bas, où on a juste oublié les peuples. Ceux-ci se rappellent alors cruellement au bon souvenir de leurs dirigeants néolibéraux qui trahissent si allègrement la social-démocratie des pères fondateurs.

Bien sûr, un tel roman est urgemment nécessaire. Mais faut-il pour autant forger un mythe, reprendre la technique des romans nationaux certes fédérateurs mais dont les idéologies nous ont menés parfois aux champs de batailles ? La technique est connue, les règles sont celles de l’unité classique du récit : unité de lieu géographique ; d’action du personnage collectif de la Nation ; de temps, linéarité de l’éternité. Le tout pour légitimer le présent avec un passé recréé. Délimiter le territoire géographique de la Nation puis ceux qui en font parti, et les autres. Même quand les ficelles sont grosses, soulignons l’efficacité de ce roman qui soude les communautés. Oui, l’Europe a besoin d’un roman européen. Mais au risque de la malhonnêteté intellectuelle demandent les historiens, à l’ancienne ?

Il existe déjà un roman de l’Europe. Il est même surnommé le Roman Rose. On y voit une progression continue de l’européanité, lisse, régulière, toute une galerie de sémillants ancêtres : Grecs & Romains, Charlemagne, Otton, Chrétienté et cathédrales gothiques, les Lumières, le Congrès de Vienne, 1958… C’est un roman de rupture, on ne parle plus de racines imposées mais de droit d’inventaire. La guerre y est bannie, la mondialisation y rajoute son relativisme. Seulement voilà, ça ne marche pas.

Le discours n’est pas mobilisateur, il ennuie. Pas d’images fortes, bruits et fureurs, fracas des armures et tonnerres des canons.

Que faire ?

La solution évoquée serait d’écrire le roman à rebours. Anti-chronologique. Partir du second suicide européen de 39-45, d’Auschwitz et de dérouler la pelote à l’envers. Le « plus jamais ça » expliquant l’Europe à tout prix, les compromis en cascades, byzantins, la technique des trop petits pas, les textes de lois qui en résultent, patchworks indigestes, le bricolage imparfait, oui, mais mieux que rien, mieux qu’avant. Partir du cauchemar pour arriver à l’humanisme.
Ce roman éviterait la méthode traditionnelle, se forger une unité identitaire sur le dos d’un ennemi commun. La démarche relèverait de l’anti-Huntington, en fait.

Enfin, ainsi, on rejoint la manière avec laquelle les peuples fondateurs de notre Europe de l’après romanité se sont créés. Au contact de l’Empire, quelques tribus barbares se disciplinent, s’organisent et se fédèrent pour mieux combattre ou négocier avec les Romains, les invasions n’ayant pas toujours été belliqueuses. Alors sur le tard, au moment du déplacement, elles prennent un nom fédérateur, "Francs" par exemple, c’est-à-dire "courageux" ou "libres" (libres parce que vaillants). On connaît la suite.

Nous revoilà tribus en quête d’union, d’un roman pour mieux affronter le monde.

jeudi

Le carnet de route mexicain

LECTURE CHRONOLOGIQUE


"Je me foutais une ventrée de couleurs, comme un âne s'emplit d'avoine." Flaubert, lettre à sa mère, 17 novembre 1949, Alexandrie.


1er jour. VOL - ARRIVEE Après l’escale d’Amsterdam, la curieuse courbe de notre trajet : Féroé, Islande, sud Groenland, puis la verticale Canada - USA - Mexique. Est-ce plus court de ruser par l’étroit Septentrion plutôt que d’arpenter le tropique ? Courtes vues de hublot : la masse de Chantilly du Groenland, bordé de plaques aux cassures de serpent, sur le continent steppe vallonnée, grise aux cours d’eaux polis, Middle-west, agro-industrie en damier, désert ocre piqueté d’incandescences, les lacs, sfumato dans les montagnes au loin.

Pour elle, pour S, après cinq ans d’absence, les retrouvailles avec ses deux tantes, dames respectables, leur propre mère, 89 ans, encore toute sa tête, toute la journée entre le monolithe, la bouteille d’oxygène et la ronde des jeunes premiers en gros plans, les telenovelas à la chaîne. Elle dit à S : "Tu sais, tu as eu raison de partir", elle l'appelle par son petit nom d’enfance, tant d’années qu’on ne l’avait baptisée ainsi, émotion ; soulagement de S, elle a pu la revoir avant…


2ème jour. UNE VILLE DE CASTES Un premier jour à Mexico passé en partie à bord d’une voiture. Nous suivons un médecin dans les beaux quartiers. Trois grandes tours ultramodernes au–dessus d’une nouvelle zone résidentielle. Nous l’attendons dans le hall d’accueil et assistons aux va-et-vient du gardien. Une personne se présente à la porte vitrée du lobby. Il quitte son siège, contourne le comptoir, à la porte se baisse pour déverrouiller le loquet du bas de la porte de verre où la clé reste à demeure. De ces fermetures faites pour être actionnées quelques fois par jour. Il tient la porte au visiteur, il peut aussi sortir pour manœuvrer la portière d’une voiture. Le système génère une relation employeurs-salariés particulière, pas très éloignée du domestique-huissier emperruqué d’il y a deux siècles. Le propriétaire qui finance son salaire reçoit ainsi une attention personnelle : un certain effort, flatteur, est déployé pour l’accueillir et il reçoit l’information renouvelée que l’on soigne sa sécurité. Un effort parfaitement stérile en comparaison des moyens modernes, presse-boutons et caméras vidéos.

Dans les autres classes sociales, le souci de sécurité est tout aussi prégnant, suivant les moyens, rouleaux de barbelés au-dessus des murs, fils électrifiés, caméras aux angles stratégiques et le fin du fin, les vigiles, métier d’avenir. On les voit dans leurs uniformes impeccables, derniers avatars du monde guerrier, se prélasser sur leurs pliants, à l’ombre des garages. Publicité sur les murs, trois officers WASP U.S. sourient en photos de groupe ; on recrute. Les prospectives urbaines de mon cher Baumann semblent ici une évidence. Combien de temps pour que cela atteigne largement l’Europe ?

Qu’en est-il des moyens de protection dans les bidonvilles, accrochés sur les éboulis dominant les ravins, entre deux portions d’autoroute ? Je n’en sais rien, nous sommes allés à un centre commercial de standing international, accessible à ceux qui le peuvent. Curieuse, la morgue de notre guide vis-à-vis des pauvres, des indiens à la peau trop grillée. Il y a tout un vocabulaire très précis sur les nuances des couleurs de peau et les attitudes à adopter en conséquence. Dans ses comportements, notre guide exhale un mépris parfaitement intégré, innocent, ignorant sa monstruosité en toute bonne conscience. En face, tout aussi intégrées l’acceptation des règles du jeu et la rancœur qu’il s’ensuit. Par contre, cette même personne nous reçoit avec une attention, un dévouement d’un autre siècle, loin d’une certaine désinvolture démocratique et moderne.

Mais ce soir, au Zocalo, la grande place centrale, mixité sociale dans une immense exposition de photo. Ferveur de la foule, fondue dans la pénombre, le public de la Barraca de Lorca est éternel.

3ème jour. PEMEX Aujourd’hui, manifestation devant la tour
Pemex. Rappel des faits.
Pemex fait parti des dix premières entreprises pétrolières mondiales. Nationalisé en 1938 par le président Lazaro Cardenas, c’est un bien national constitutionnellement inaliénable (art.27) Les Mexicains se souviennent avec émotion la mobilisation nationale qui paya le dédommagement ; les péons versaient leur écot en apportaient poules, dindons… c’est une fierté nationale, un bijou de famille qui assure 40% des revenus de l’Etat. De nos jours, le Mexique est à vendre et son principal promoteur est Felipe Calderon, un señor Presidente aux ordres du grand voisin. Comme d’habitude ? Non, cela va encore plus loin.
En bon prête-nom, il ne se contente pas de suivre les consignes des Chicago boys nommés directement par la Maison Blanche qui composent 50% de son cabinet. Il représente la droite dure de Puebla, catholissime, à la recherche d’une révolution morale, nationale et son programme de Légionnaire du Christ trouve un écho dans celui de George W. Bush, avec lequel les affinités sont congénitales. Pemex, affaiblie, serait promise à Exxon, mais Texaco, Haliburton et Repsol de l’allié Aznar n’ont pas dit leur dernier mot.
Pemex est affaiblie parce que le « consensus de Washington », la version moderne de la doctrine Monroe, a depuis 25 ans interdit à cette entreprise toute modernisation digne de ce nom, par exemple en lui interdisant de raffiner son propre pétrole, important le produit brut puis lui réexportant les hydrocarbures raffinés sur le territoire américain.
Dans ces conditions, ses meilleurs techniciens sont partis et l’un des arguments des vendeurs est l’insuffisance technique de ses ingénieurs. Un autre est un manque d’argent ! Avec un baril à 100$ et un prix de revient de 3$. Où est passé l’argent, etc. La compagnie connaît

déjà une privatisation rampante, la sous-traitance est largement employée. D’où cette manifestation. Elle fut digne, calme, triste et enjouée, à la Mexicaine. Sincère.







5ème jour. DECREPITUDE URBAINE Elle me dit ma ville ma pauvre
ville que lui est-il arrivé dans mon quartier les maisons étaient belles soignées les gens en étaient fiers ils avaient confiance demain serait meilleur la dernière fois il y a sept ans ont pouvait encore le croire ce n’était qu’une mauvaise passe mais maintenant regarde les vendeurs de pneus ont envahi la rue et les marchands de tacos et ça pue et c’est comme ça pour toute la ville si ça continu elle va crever mais elle ne va pas crever ma ville ça ne crève pas une ville hein ?


6ème jour. MUSEE ANTHROPOLOGIQUE En désaccord avec une opinion fermement établie pendant toute une vie, on peut changer d’avis en trois heures. Je n’ai jamais aimé l’art précolombien. Un choix naturel, depuis l’enfance, rien. Echec troublant d’une esthétique universaliste, transcendant les différences. Khmer, Dogon, Scythes ainsi que tous les autres, oui, je recevais ces dons d’ancêtres avec bonheur, jusqu’à l’ivresse, mais le continent américain posait problème. Même les emberlificotages chinois les plus kitchs me paraissaient plus familiers et donc naïvement, plus acceptables. Je trouvais cet art amérindien pataud, hermétique et n’arrivais pas à le pénétrer. Jusqu’à ces dernières heures.

Au musée d’anthropologie, les écailles me tombèrent
des yeux.

Mon revirement procéda par étapes.

D’abord, par par analogie. Des masques lisses, stylisés, quasi-cycladiques m’intriguèrent. Puis de troublantes analogies avec des jades de Chine et des expressions proches de Nara. Mon penchant pour les statues suivi le même chemin en commençant par un vieillard pris dans un mouvement proche de la gigantomachie du Parthénon, les statues « sinisantes » elles aussi, une autre à la mode ibérique qui illustre une fois de plus l’influence du Mexique sur l’imaginaire de Moebius… J’étais alors pret pour faire le grand saut, et passer à des masques plus rugueux, composites, des statues à la gloire d’une mort infernale, jusqu’à des grotesques que je trouvais diablement attachants.

Etais-je sous influence, converti par imprégnation de l’endroit ? Je crois plutôt que le préjugé ne résiste pas à l’expérience, et qu’il est bien rassurant de tester notre capacité à changer d’avis, c’est-à-dire d’évoluer. La magie ne cessa pas pour autant. En fin d’après-midi, trait pour trait, je retrouvais mes aztèques, mes mayas d’argile bien vivants, dans le métro, en jean et gomina.


7ème jour. TEOTIHUACAN Au-delà des collines
recouvertes de bidonvilles en dur, gris de parpaing, puis de villages improbables pour le citadin de France, nous arrivons. Un gigantesque cubisme spatial où l’arrondi n’existe pas. La vision change à chaque pas. Les arêtes des pyramides, les angles se découpent, superposent, dépassent, forment d’autres figures. Nous évoluons au milieu d’algorithmes de pierre. Mais il manque la clé pour les déchiffrer. Le simple regard ne permet pas d’en tirer beaucoup d’informations. Comment deviner, comprendre le cadre de référence, la spiritualité des bâtisseurs pour celui qui en a peu ? Une sensibilité religieuse peut-elle ici être d’un quelconque secours ? Pas sûr que les croyants d’aujourd’hui peuvent pénétrer ces mystères, mais tout de même, je reconnais là les limites de l’athéisme qui parfois ne permettent pas d’embrasser toute la complexité humaine. Les explications historiques, sociologiques ne suffisent pas. Sans doute, air et débat connus, le roman peut suppléer, faire ressentir l’indescriptible. Pour la civilisation préhispanique, il semble qu’il fasse défaut. La destruction culturelle de cette civilisation fut méthodiquement appliquée, les recréations littéraires, historisantes ne peuvent être que fragmentaires, la chaîne de transmission s’est partiellement rompue. En haut de la Pyramide de la Lune, une discussion au sommet s’engage.

Une historienne me raconte qu’elle a éclaté en sanglot devant la cathédrale de Cordoue, ancienne mosquée (re)convertie. Pourquoi, se demandait-elle, nos temples rasés, nos codex brûlés ? Un syncrétisme pacifique n’était-il pas possible ? J’avance les sacrifices, vision d’horreur terrifiant les conquistadors qui n’étaient pourtant pas des tendres. Détruire la société qui générait de telles atrocités devenait acte de salut public. Elle me répond études récentes, en fait les sacrifices n’auraient pas été si nombreux et la relation que les Espagnols en firent n’avait pour but que de justifier la colonisation et ses exactions. Qu’en est-il exactement ? Comme toujours, l’Histoire est enjeu de pouvoir, de légitimation et de construction identitaire. Voir ce qu’en disent en ce moment les subaltern studies, avec leurs réappropriations nécessaires mais parfois douteuses…Elle me dit qu’à cette époque, les sacrifices allaient de soi, il s’agissait de contribuer à l’harmonie du monde, que l’individu n’était qu’un élément dérisoire du grand tout, mais il avait son rôle à jouer, en contribuant à l’équilibre du grand Tout cosmique, en parfaite communion avec la Nature, une démarche religieuse, pure, noble, en se sacrifiant par exemple. Les sacrifiés étaient heureux, cela ne devrait pas me choquer, moi l’Occidental européocentriste.
Je lui réponds que dans deux cents ans, un historien évoquera peut-être le nazisme dans les mêmes termes, mysticisme païen proche de la nature, écologisme douteux, quête de pureté de la race, harmonie d’un monde soumis à la noble domination du Herrenvolk, sens du sacrifice, tout y est.

Nous en restons là, chacun sur ses positions, au sommet d’un monde éteint.

A noter que si, sur les murales de Rivera, au Zocalo, j'ai trouvé la représentation de tortures espagnoles à l'encontre des Amérindiens, je n'ai trouvé aucune trace des sacrifices de ces derniers.


10ème jour. UN PEUPLE FRUIT D’UN VIOL
Amerindienne, la Malinche était la maîtresse de Cortès.
Fine politique, ses conseils avisés l’aidèrent
grandement dans la conquête des territoires. Traîtresse à son peuple, elle est aussi la Mère de la nouvelle nation hybride. Sur les murales de Rivera représentés ici, on la voit cachant sa honte derrière l’épaule de Cortès alors que les siens se font torturer. Elle porte l’enfant blond issu de son union avec le conquérant. Il est le premier de la « race de bronze ». Dans le deuxième tableau, quelques années plus tard, c’est l’enfant qui cache son infamie dans le giron de sa mère. Celle-ci semble plus aguerrie.

Je ne résiste pas au plaisir de vous livrer la note essentielle de Robert Marrast, traducteur de « La mort d’Artemio Cruz » de Fuentes, p 184 de l’édition de poche :
« Le verbe mexicain (chingar et les substantifs dérivés (chingada, chingón, chingaquedito, chingadera, etc.) impliquent généralement le viol de choses ou de personnes. Dans le langage de la rue c'est la plus grosse insulte : (Oedipe et Jocaste dépouillés des voiles du mythe. Mais l'usage continuel de l'insulte a fini par lui ôter sa force, et le mot a fini par désigner toute chose difficile, fastidieuse, désagréable, etc. : une chingadera. Un chingaquedito est un hypocrite qui par des voies détournées mène à bonne fin ses desseins égoïstes ou destructeurs sans en rien laisser paraître. A l'opposé, le chingón est l'homme qui oblige les autres à se soumettre à sa volonté en faisant étalage de force et de courage. Artemio Cruz peut être considéré comme le type du grand chingón.
Mais c'est le mot féminin la chingada qui donne toute sa signification à ce terme ambigu de puissance et de viol. 1a chingada est la mère violée, l'origine et le berceau de la race : la première femme indienne possédée par le conquérant espagnol : Malinche, la maîtresse de Cortés, qui guida le Conquistador jusqu'au cœur de l'empire de Moctezuma : Elle fut violée, et à son tour viola ses enfants, les mit au monde sous le signe du viol, de la suspicion, de la colère. Et ses enfants ont secrètement désiré violer leur propre mère. Ou l'on viole, ou l'on est violé, et celui qui est violé, à son tour, doit nécessairement violer les autres pour avoir conscience qu'ils existent. La politique, l'amour, le travail, la naissance, la mort, tout, au Mexique, est secrètement affecté par ce mot. »


14ème jour. PREMIER OU TIERS-MONDE ? Du haut de ses quatre ans elle ne dépasse pas les chaises et circuite entre les tables avec ses demi-lunes en hostie verte sous cellophane. « Dix pesos ! Donne-moi dix pesos Monsieur ! », elle pépie de sa petite voix. Elle est attendrissante de grâce, une beauté indienne, fine, une grande pureté. Elle s’attarde auprès du gros à moustache, insiste. « Dix pesos, ça le vaux ! » elle flûte encore. Pour finir, Mozart assassiné n’a rien vendu et sort du restaurant.
Plus tard, assis par terre près de l’entrée du métro, une famille d’indiens noirs de peau et de crasse. Le couple n’a pas trente ans, déjà six enfants autour d’eux, du téteur au petit homme, plus deux accordéons.

— Mais qu’est-ce que tu crois ? Les gens, les bonnes gens en ont marre ! Les pauvres, partout, toujours en train de demander. En réaction, bien sûr, on les voit comme des bêtes, des sales, des nuisibles. Bien sûr qu’on attend du gouvernement un bon coup de balai. Et pas que pour les mendiants. Regarde, il faut payer partout, parce ceux d’en bas n’ont pas un vrai salaire. La pièce aux gamins qui remplissent tes sacs au supermarché, au pompiste, au responsable du stationnement dans chaque rue, improvisé, institutionnalisé, qui protège ta voiture, sanctuarisée par son petit drapeau rouge et sa grande gueule, au mendiant de la grande gare de bus, dans la salle d’attente, pour que sa bande ne s’occupe pas trop de toi - tiens, toujours au rayon danger, dans ton taxi, pendant la course, si on t’appelle, tu donnes le numéro de taxi à ton interlocuteur, l’assurance imparable pour retirer toute mauvaise pensée au chauffeur identifié - et quand tu fais un trajet, la pièce à répétition, parce que métro excepté, tous les autres transports en communs ont été privatisés dans les années 80, il n’y a pas de plan d’ensemble et tu es obligé de prendre plusieurs transport pour faire une course, et la pièce à chaque fois, parfois pour des ruines privatisées, qu’ils font durer, parce que plus rentables comme ça, une voiture revient presque moins cher.
Et les types qui tirent leurs charrettes, de cartons, de plastique de récupération, c’est typique, hein ! Il faut être fort, ici, pour tenir. Pour tenir, il faut quelque chose de plus puissant que la tequila, ou la religion standard : il faut la Mort. Plus forte que tout, Jésus, les saints, tout. Comme le lutteur El Santo, plus fort que tous les autres. Tu as vu, dans le bidonville, le long de la voie ferrée, l’autel de la Santa Muerte ? Elle est gentille, elle est féroce, comme tous ceux-là. Oui, d’accord, hier, nous sommes allé à Toluca, une heure à l’ouest de Mexico. Des quartiers entiers sont sortis de terre en cinq ans. Des zones
industrielles, de la chimie suisse, française, indienne, pour exporter au Nord. Et les concessionnaires autos, du rutilant, climatisé, sur des kilomètres. Comme tes rurbains français, des gens vivent ici et vont travailler à la capitale. Et ça correspond à quelle proportion de la population ? Sur le papier, nous faisons peut-être parti du premier monde, dans les dix premiers il paraît, mais plus de la moitié du peuple reste dans le tiers-monde. Et ça voudrait changer ? Regarde, la manifestation pour la PEMEX de l’autre jour, quelques agitateurs infiltrés et les médias aux ordres la font passer pour un complot de dangereux excités, regarde, les jacarandas fleurissent n’importe comment, trop tôt, foutons le camp, partons pour Zac !

Nous partons pour Zac.

16ème jour. Qu’est-ce ce c’est, Zac ? Parfois, les détails les plus triviaux peuvent être de précieux indices. Prenons d’abord cette première photo. Comment dire ? Un lieu d’aisance ? Pour couper court, en bon français, une chiotte. On peut observer le siège emmitouflé d’une gaine de laine, amoureusement tricotée pour le plus grand bonheur des séants. Surtout quand le besoin s’exprime à trois heures du matin, en hiver, et que la température intérieure doit être bien en deçà des dix degrés, malgré l’exiguïté et l’orientation de la pièce calculées pour que le vent de la montagne se fasse le moins ressentir.

Seconde photo, un escalier bien étroit, et si raide, une véritable échelle de coupée ; la rampe se révèle vite indispensable. Vous noterez, outre la couleur surprenante pour un français resté aux nuances des champs de coquelicots sous ombrelle, couleur qui se révèle parfaite sous la lumière crue, quand le soleil s’immisce dans la courette, un brun profond, luisant, qui garde curieusement son intensité dans la pénombre, vous noterez l’irrégularité des marches, l’usure, la vieille bâtisse de plusieurs siècles où défilent les générations, et quelque soit l’âge, il faut toujours monter, grimper…

La suite au prochain épisode.

17ème jour. ZACATECAS, CARTE POSTALE Parmi les Etats-Unis du Mexique, l'état de Zacatecas est situé au centre nord du pays. Il se nomme d'après sa capitale, Zacatecas, qui elle-même reprend le nom d'une tribu locale, littéralement le peuple du lieu [où croît] l'herbe. Elle est située à 800 km de Mexico, au nord de la Sierra Fría, au confluent des Sierras Madre Occidentale et Orientale, dans un terrain montagneux, à 2440 m d'altitude, surplombée de crêtes de 2700 m. En 1546, les Espagnols y trouvent d'importants gisements d'argent et fondent la ville. Elle connaît le dynamisme des cités pionnières où s'extrait la richesse de l'empire. Les indiens sont esclaves dans les mines ; l’étayage des galeries déboise la région en en cinquante ans. A cause du terrain accidenté, l'agglomération ne se développe pas selon le damier des villes coloniales. De beaux édifices apparaissent, bâtis avec cette pierre rose aux effets marbrés qui a fait entrer le centre historique dans le Patrimoine Culturel l'Humanité en 1993. La vie y est réputée pour la dureté de son climat (à cause de cela, ses fondateurs lui envisageaient un destin de ville-fantôme), pour sa richesse tapageuse, sa liberté de mœurs (des mulâtresses habillées comme des Espagnoles et portant bijoux et parures !) loin de la Sainte Inquisition. De nombreux ordres religieux s'y établissent et la place devient la "Porte du Nord", à partir de laquelle tout le nord du pays est évangélisé, ce qui inclut l’actuel territoire des USA. Grand morceau de bravoure de l'histoire nationale, en 1914 la "Prise de Zacatecas", victoire remportée par Villa, Angeles et Natera sur les fédéraux de Huerta mit pratiquement fin à la révolution mexicaine.
Aujourd'hui, si la ville joue à fond la carte touristique et culturelle (nombreux musées), l'état n'en reste pas moins l'un des plus pauvres du pays.


18ème jour. TELENOVELA Lui Californien, a fait fortune dans les pièces détachées pour l’industrie automobile. 70 ans, grand chauve à bedaine, gestes lents, diabète et cholestérol. Une moustache blanche barre un visage rougi de soleil et de whisky. Au dos de sa carte de président s’empilent ses six numéros de téléphone, dont le Silver Benz de la voiture et le satellitaire du yacht. Elle Mexicaine, 39 ans, bonne fille sans prétention, pas trop fine malgré des études de psychologie, vendait des chaussures dans le magasin familial. Plutôt belle, avait peu fréquenté les hommes, vivait un ennui calme qui avait l’avantage d’être prévisible.
Il y a huit ans de cela, une bonne fée de ses amies, dont la présence sur terre semble être de faire bouger les choses, avec son accord arraché à l’usure, l’inscrit à un club de rencontre gringo sur internet. Dans le même temps, la secrétaire de Monsieur remarque la durable tristesse du patron. Il en est à son quatrième mariage, vécu comme une longue camaraderie, assombri par le cancer incurable de son épouse. Avec son accord, elle part recruter une nouvelle compagne, avec pour unique critère la jeunesse, gage de santé, Monsieur a déjà enterré une de ses épouse et s’apprête à récidiver. En vingt ans de métier, l’assistante connaît son bonhomme mieux que ses propres femmes et lui choisit en short list trois filles pas compliquées, easy-going comme lui, un gage de sérénité pour le couple et d’innocuité pour les héritiers, trois enfants plus vieux que leur future belle-mère. Il s’éprend de la photo, la première rencontre les trouve enchantés. Bientôt, il la mensualise et lui achète un fax pour qu’elle puisse recevoir ses lettres avec des petits cœurs dessinés. N’y tenant plus, il l’installe à Los Angeles dans les beaux quartiers. Elle est comblée, il la couvre de fleurs, de bijoux, elle reçoit aussi la tendresse qui lui a tant manquée, orpheline très tôt, à neuf ans elle découvre ses deux parents morts dans le sauna nouvellement acheté…
Contre toute attente Madame, l’Officielle, survit. Découvre le pot au rose, engage un détective qui procure le film compromettant, le divorce est saignant mais ils peuvent enfin se marier. A Zacatecas il y a deux ans, une fête à tout casser. Nous avons eu droit aux photos. L’avion spécialement affrété pour les cent cinquante invités du côté américains, y compris de gros clients japonais et australiens venu spécialement pour l’occasion. Sous la grande tente blanche, il y avait même une machine à rodéo mais qui ne marchait pas, ah, ces mexicains…Photo du marié rouge d’effort et d’émotion, il est à quatre pattes et vient de cueillir avec les dents la jarretière de la mariée.
Depuis, la concurrence chinoise a rongé la moitié de ses bénéfices, il ne travaille plus que cinq heures par jour et avec sa jeune épouse s’autorise de longues croisières que sa future opération du genou va suspendre pour un temps.



22 ème jour. TANIA LIBERTAD Samedi dernier, le 8 mars, Zacatecas célébrait à sa manière la journée de la femme. Parmi les multiples évènements, un concert de Tania Libertad sur la place d’armes, le soir, avant que la fraîcheur ne commence à piquer. La voix de Tania Libertad serait le ruisseau clair de Nana Mouskouri mâtinée des accents virils de Mama Béa. Née Péruvienne mais depuis longtemps Mexicaine, elle chante l’amour, la vie quotidienne, la liberté. Fidèle, elle vient chaque année à Zac, elle est proche de la gouverneure. Après un remerciement appuyé aux officiels, le concert commence. Elle est à elle seule toutes les femmes, l’Anna Magnani selon Fellini, mère, sœur, épouse, amante, rêveuse, frustre, douce, déchaînée. Il faut voir toutes les femmes reprendre en cœur ses chansons qui racontent leurs vies. C’est important, elles s’appliquent, elles donnent aussi ; de la foule en plein froid monte l’unisson intime, partagée, une tiédeur maternelle.
Alors vient « Gracias a la vida ». C’est un peu ma chanson, à moi aussi. Elle n’est pas la première à la chanter, mais la pureté de son timbre atteint d’emblée la note bleue. « Merci à la vie / qui m’a tant et tant donné… » http://youtube.com/watch?v=4vKfW7B-4QM

Et dans l’auditoire, toutes peuvent revendiquer ses paroles. Pourtant, il ne leur viendrait pas à l’esprit d’employer des mots si simples dans un discours si ambitieux : merci à la vie de lui avoir donné les cinq sens pour mieux la sentir, l’apprécier, aimer son bien-aimé, se découvrir parcelle d’univers et nous faire partager cette plénitude. Sans doute pour nombre de ces femmes l’existence n’est pas aussi bienveillante, mais cette seule chanson leur permet un temps de le croire, et de se laisser doucement bercer par les paroles, la consolation qui émerveille.



25ème jour. LITERATURA BARATA / LITTERATURE A DEUX SOUS Les bandes-dessinées sont un élément important de la culture populaire mexicaine. En voici une. Bien sûr, ce n’est pas un chef d’œuvre, mais elle permet de percevoir le cadre de référence, l’état d’esprit ambiant.


L’ouvrage mesure 13,5 cm de haut sur 13 de large, une tranche de 4 mm, 98 pages dont 92 de narration en couleur. Collection « El libro policiaco de color », 26 ème année, N° 1276 titre : « Los implicados », interdit au moins de 18 ans, 2008, éditions Niesa Editores, fondé par Romualdo O’Farrill Jr, président exécutif Jose Antonio O’Farrill Avila, Directeur des Opérations Jose Antonio O’Farrill Welter, directeur administratif Christian O’Farrill Welter. Le tout pour 7 pesos (0,44€).

Dans l’état pauvre d’Hidalgo, deux pauvres péons maigres mais sympathiques, à moustache, poussent leurs ânes chargés de fagots de bois. Arrive un gros pick-up flambant-neuf, rouge, au volant un gros type tout sourire, à moustache aussi, il était parti du village il y a des années, tout le monde le croyait mort, et le revoilà, il a fait fortune chez les gringos, il y a pleins de mots anglais très chics dans sa bouche, il les engage à le suivre pour sortir de la misère, pour « se gaver de dollars » et troquer leurs bourriques puantes contre un beau pick-up. Les gentils naïfs sont emballés, ils vendent leurs montures pour le voyage, embrasse femmes et enfants dans la seule langue qu’ils connaissent, le nahuatl, le langage des anciens aztèques et s’en vont à l’aventure.

En bon wet backs, ils traversent le fleuve à la nage « un peu avant qu’aux voisins, il leur prenne de construire le mur de la honte », essuient quelques coups de feu de la Migra, traverse le Texas et sont menés par leur mentor en Floride, dans une exploitation agricole pour cueillir les oranges. Le patron est un patriarche un peu obèse, dans la force de l’âge, aux cheveux et à la barbe jaunes. Auprès de l’intermédiaire, il se fait préciser que les deux recrues ne parlent que leur patois incompréhensible, donne son accord, les deux ouvriers exultent, c’est le début de la richesse. Ensuite, il est dit que « les jours suivants, les frères Hernandez justifièrent la grande capacité de travail du laborieux mexicain. »


Deus semaines plus tard, jour de paye. Survient un contremaître gringo, un beau gosse bodybuildé, un bon à rien que le patron a engagé en mémoire de son père. Le blondin n’a que mépris pour la valetaille illégale, bouscule la queue des salariés, se fait engueuler par le boss qui au contraire félicite les deux frères pour leur sérieux, et leurs payent même leurs heures supplémentaires qu’il n’avait pas autorisées, afin que cela serve d’exemple aux autres, malgré les objections polies de l’intermédiaire. D’ailleurs, les jours suivants, le maître apprécie « ces gars solides, le travail ne leur fait pas peur, ils n’utilisent même pas de gants, vraiment, ils méritent un meilleur sort. »


Le samedi suivant, le recruteur apporte une caisse de bière dans les logements ouvriers, on éteint la télé américaine, on danse au son des radios du pays, on vomit par la fenêtre, on y jette aussi une canette qu’une mystérieuse main gantée ramasse ; elle décroche aussi une machette de son râtelier et le matin, on trouve le méchant blondin machetté sur son sofa, l’instrument et la canette gisent sur le sol. Débarque alors de Miami une inspectrice avec des seins des cuisses des fesses rebondis, des bottes à talons-aiguilles, un visage de mannequin de vitrine et une cascade de cheveux roux. Elle est gentille, elle est pas bête. Elle comprend que les deux mexicains sont illégaux et innocents. L’illégalité n’est pas son problème, dit-elle. En plus, elle parle nahuatl, limite tiers-mondiste. Surtout, elle démonte la manipulation. Suant à grosses gouttes l’intermédiaire pansu avoue sa complicité : pour 50 000$ qu’elle lui confisque, il devait recruter de parfaits idiots susceptibles d’endosser le meurtre. « Un esprit comme celui de la belle Fiona n’en pouvait supporter davantage. — Et toi, qui es-tu, stupide bâtard ? Des fois que tu te croirais supérieur à tes semblables ? Aux moins, ils sont plus dignes que toi, ils ne renient pas leur origine ! ». Elle le bouscule, il lâche le morceau. Il devait les enivrer pour qu’ils ne puissent jurer de rien tandis que le patron collectait les objets compromettant et trucidait l’ingrat, l’amant de madame. Flash-back où l’on voit le gros père, les larmes aux yeux, dans le couloir, suivre les ébats amoureux des maudits, soulignant la virilité du gandin et ses défaillances de mari. C’est un violent. D’ailleurs, percé à jour, il se retranche dans sa maison, tire un peu partout, finit par tuer sa femme et se supprime. Le recruteur pleure « la double tragédie » comme Sganarelle ses gages, il est relâché par la miséricordieuse Fiona, « car il n’a fait qu’être fidèle à son patron ». Elle distribue les dollars du Judas aux deux frères innocentés. Son acolyte, un noir aux traits caucasiens et aux cheveux crépus articule : « Dis-leur qu’ils s’en retournent dans leur terre. Ici, ils ne peuvent que damner leurs âmes. » Officiellement, cela ne sera qu’un crime passionnel. Conclusion : « Ainsi, aucun innocent ne souffrira sans motif ».

Les trois pages suivantes sont consacrées à l’horoscope, puis sur une page la publicité d’une maison pour enfants en situation familiale vulnérable, de 2 à 18 ans, « leur offrant les moyens de devenir des hommes et des femmes responsables et productifs pour la société. » Elle a été fondée en 1954 par entre autre doña Hilda Avila Camaracho de O’Farrill. Les dons sont acceptés. La 4ème de couverture est occupée par une publicité pour l’energy drink Gladiator, de l’entreprise Coca-Cola®. Slogan : « Hé, fais gaffe ! Reste en garde ! – Energie pour ta lutte quotidienne »


27ème jour. LA PRISE DE ZACATECAS Au XVIIème siècle, les Jésuites édifièrent le Colegio de la Purissima Conception ; aujourd’hui, le musée Pedro Coronel y déploie ses salles.

A l’entrée, une bibliothèque d’Etat, deux nefs où la mémoire des siècles s’aligne et s’empile jusqu’au ciel des voûtes. La première, peuplée des dos sombres des volumes, est pour moitié dans notre langue. On peut y lire en français Dante, Voiture, Corneille, d’Alembert, Humboldt, Hume, Guizot, Thiers…). Notre Code Civil répond aux droits canon de l’Inquisition et Vice-royal ; les constitutionnalistes et les médecins hygiénistes de tout pays forgent le progrès d’alors avec force traités et revues reliées. L’ex-libris de la bibliothèque est marqué au fer sur la tranche des ouvrages. Dans la seconde, les livres sont recouverts de parchemin clair, une grosse écriture ronde au calame, un noir grisé de temps estampille le vieil ivoire. Vient ensuite le musée proprement dit.

L’enfant du pays, Pedro Coronel, lui-même peintre et sculpteur, y a rassemblé une collection d’art du monde entier ; l’ampleur du fond le dispute au goût très sûr qui a présidé à son agrégation.
La salle réservé à Goya présente sur un mur des eaux-fortes de tauromachie, les titres ont l’ironie de la litote. « Les désagréments du spectacle » montre un taureau dans les gradins écornant à tout va une populace épouvantée, mise en pièce. En face, sa dernière période plonge dans sa démence, l’enfer, les monstres de ses cauchemars s’y empoignent avec des harpies aux yeux fous. Une porte basse ouvre sur un coin de ciel, nous sortons. C’est un étroit triangle de gazon entre les murailles. Le soleil ne le frappe que deux heures par jour, ce qui explique sa survie. Dans un angle, la tombe de Pedro Coronel, un grand socle brut surmonté d’une sculpture sphérique. Une énorme glycine plante ses racines dans un ancien puits, y prend l’eau, étale une luxuriance incongrue pour l’endroit, embaume, alors que le vent du désert chargé de sable blanchit le jour au-delà des murs où les arbres fouettent l’air. Ici, tout est calme.
Nous nous asseyons. Un vieux jardinier prend sa pose, la conversation s’engage : — D’où venez-vous ? — De Monterrey. — Et vous ? — D’ici. — Et vous ? de Paris. Il me fait le salut militaire, je lui renvoie. — Savez-vous qu’ici, 6000 hommes moururent en un jour ?
Et c’est parti pour la grande Histoire. Il va nous parler de la prise de Zacatecas. Le débit est un peu mécanique, il doit la ressortir plusieurs fois par jour, il attend sa pièce, d’accord, Adelante !

La fuite de Porfirio Diaz en 1911 fut précédée et suivie par un chaos croissant dans le pays. En 1913, avec l’appui des Etats-Unis, Victoriano Huerta s’empare du pouvoir par un coup d’état. De nombreux citoyens, tant civils que militaires prennent les armes et se rebellent, tant par volonté de justice, de réformes sociales (réforme agraire) que de légalité. Pendant un an, peu à peu, les révolutionnaires gagnent du terrain. Natera, à la tête de la Division du Centre attaque même deux fois Zacatecas sans résultat. Mais ce 23 juin 1914, les choses sont différentes. Les fédérés de Huerta ont connu de nombreux revers, les insurgés se sont structurés ; stratégiquement, si la ville tombe, le pouvoir ne peut leur échapper.

Chez les révolutionnaires, les généraux, les trois chefs de guerre ont des personnalités contrastées.
Les deux premiers, Natera et Angeles, sont des soldats de métier. Les photos les montrent anguleux, raides sous l’uniforme, secs comme un coup de trique. Apparemment, rien ne les prédisposait à la rébellion. J’ignore quels ont été les faits, les réflexions qui les poussèrent à franchir le Rubicon au risque des douze balles réglementaires dans la peau. Natera, le métis à peau bistre, l’enfant du pays se fit remarquer en administrant dignement les territoires conquis, en faisant régner l’ordre, ce qui contribua à nuancer l’image du révolutionnaire partageux et pilleur dans l’esprit de nombreux citoyens. Angeles, l’artilleur, est avant tout un cerveau. Entré à 14 ans au Collège Militaire de Chapultepec, il en devient le directeur 26 ans plus tard. Il est une référence en balistique et géométrie, fait de nombreuses communications à ce sujet, voyage en France pour connaître les dernières innovations du genre. Pedigree impressionnant, qui ne l’empêcha pas de choisir le camp de la Révolution et surtout, paradoxe des caractères, de servir sous les ordres de Pancho Villa.
Ce dernier est d’une toute autre trempe. Fils du peuple passé au banditisme pour avoir vengé l’honneur de sa sœur, sa personnalité est entière, brutale, généreuse, cruelle. « Il fallait entendre le récit de ses prouesses prodigieuses. Après un acte d’une bonté surprenante, venait tout aussitôt l’exploit le plus bestial (…) Villa est la réincarnation de l’ancienne légende, le bandit-providence qui traverse le monde en portant le flambeau lumineux d’un idéal : voler les riches pour enrichir les pauvres ! (…) Si votre tête revient au général Villa, il vous donnera une ferme, mais si vous n’êtes pas à son idée, il vous fera fusiller ». Il fonde la légendaire Division du Nord à l’organisation exemplaire, un modèle de la guérilla moderne, « … rien que des types du Nord, bien vêtus, aux chapeaux de cow-boys, aux habits kaki tout neuf et aux chaussures des Etats-Unis, à quatre dollars. » Rien à voir avec ceux d’en bas, les sans-grades en haillons, écrasés de misère, n’ayant plus rien à perdre. La Division remporte victoire sur victoire, à la différence des autres chefs de guerre constitutionnalistes, d’extraction purement militaire qui parfois piétinent, connaissent des revers. D’où l’agacement de l’état-major révolutionnaire, à commencer par son chef, Carranza, qui envoie la Division du Centre de Natera sur Zacatecas et interdit à Villa de s’y porter.
Peine perdue, du 9 au 14 juin, malgré les assauts répétés des constitutionnalistes, les fédéraux tiennent bon. Alors Villa désobéit. Il débarque le 22, précédé par Angeles dont il approuve le plan d’attaque. Le rapport de force est alors de près de 2 hommes pour 1 en faveur des révolutionnaires (22 500 / 12900) et de 39 canons contre 10. Mais ce 23 juin, à 10 heures, matin de bruine, il faut prendre La Bufa. Une colline de 600 mètres de haut qui domine la ville. Escarpée, aux flancs lisses, ouverts à tout vent. Et en haut, les mitrailleuses Colt et Hotchkiss des fédéraux. Plus qu’une redoute, c’est le pouvoir qu’il faut prendre. Le sort de la révolution se joue là, a Zacatecas, sur la Bufa. Le choc est rude : « Du milieu jusqu’au bas de la colline, c’est un véritable tapis de cadavres. Les mitrailleuses nous ont littéralement balayés (…) Les généraux étaient livides ; ils hésitaient à ordonner une nouvelle charge… » Le doute s’empare des constitutionnalistes.
Alors Villa fait donner sa cavalerie d’élite, Los Dorados, dans cette montée à 40°. Ceux qui ne se font pas hachés par la mitraille prennent les mitrailleuses au lasso. La bataille est acharnée, une lutte « d’une férocité presqu’humaine. » Et vers cinq heures du soir, la déroute des fédéraux étaient un fait.

Après, il arrive ce qui arrive aux révolutions, réformes, demi-reformes et pouvoir confisqué. «Des arrivistes des villes sont promus officiers, avant même de savoir tenir un fusil, cependant que le vétéran trempé au feu de cent combats, devenu inutile au travail, est encore simple soldat. Et les quelques chefs qui restent (…) s’indigent aussi, car peu à peu l’état-major a été envahit par des jeunes gens de la ville, poseurs et parfumés.
Mais le pire de tout dit Venancio, c’est qu’il soit infesté d’anciens fédéraux. »
Citations tirées de Ceux d’en bas (Los de Abajo) de Mariano Azuela, 1916, préface de Valéry Larbaud, traduction de Jeanne et Joaquín Maurín, ce dernier étant l'un des deux co-fondateurs du POUM.

30ème jour. LA MORT Les précolombiens croyaient spontanément en l’immortalité et considéraient l’existence avec un certain fatalisme. De là naît l’idée ancrée dans l’univers mexicain que la frontière entre la vie et la mort est assez floue.

La préoccupation principale n’est pas la peur de la mort mais la pesanteur d’une vie d’épreuves, un calvaire quotidien que l’on retrouve dans l’art catholique du pays avec ses madones de douleur poignardées et surtout ses christs sanglants aux genoux rabotés et aux côtes que la flagellation a mise à nu (mais tout en gardant pudiquement leurs longues jupes et robes de velours, le plus choquant n’est pas la souffrance mais la nudité).


Il y a donc tout un appareil esthétique qui reprend les objets de la mort et les transforme en référentiels non pas funèbres mais gais, qui rassurent et assurent que la vie se prolonge après la mort. Avez-vous déjà mangé votre propre mort ? Les Mexicains le font régulièrement. Imaginez que depuis votre plus tendre enfance, vous croquiez chaque année un crâne en sucre avec votre nom gravé dessus ? Pour apprivoiser votre mort, quel meilleur moyen ? Mais est-ce suffisant ?


(A suivre)

... Lors de notre retour nous avons fait escale à Mexico. Nous avons revu les gens qui nous avaient si formidablement reçus au début de notre séjour. La maison était en émoi. La mère, la grand-mère, l’aïeule de tous a un malaise, l’ambulance arrive. on chuchote dans le corridor, on fait attention. S me souffle : « Regarde le chien. Il est trop calme. Il sait déjà. » Nous montons à la chambre, je reste sur le palier, juste une seconde j’entrevoie dans la pénombre l’ancêtre prostrée sur son fauteuil, inconsciente, le visage sombre à force d’être rouge, entourée de ses filles, leurs mains posées sur ses bras, ses épaules, reste encore un peu ; la bouteille de sérum glougloute à gros bouillons.
L’ambulance arrive, un vieux camion militaire, croix rouge à fond blanc sur ses flancs kaki. Le mari de la Señora était général, elle a droit aux services des armées. Je revois sur son bonheur-du-jour, parmi les photos des enfants, prises à l’âge actuel de leur progéniture, pour celle-ci, clichés d’enfance, une image plus vieille, au milieu, un homme en uniforme, dans les années quarante, cinquante. J’étais assis sur un coin de son lit ; plus tard on m’avait expliqué, des années qu’un homme n’était pas rentré dans la chambre, l’insigne honneur…
Nous nous éclipsons. Plus tard, avant de prendre l’avion, sur le paseo Reforma, nous appelons. Elle va beaucoup mieux nous dit-on. Tant mieux. Oui, nous aussi, nous espérons. A bientôt.

Elle est morte quelques heures après, en pleine nuit, alors que nous survolions la mer, vers l’est, à la poursuite du jour.